Le mythe de la ligne éditoriale (Billet 1) – Alice de Poncheville

L’Ecole des loisirs change de « ligne éditoriale » en ce qui concerne les romans et les auteurs le découvrent, surpris.

Ils sont un peu idiots, ces auteurs. Ils sont isolés, souvent mal payés, ils vivent rarement de leur plume, ont du mal à faire valoir leurs droits, ne savent pas lire un contrat. Parfois, ils ont même peur. Il se doivent d’être créatifs, prolifiques et « successfull ». Ils sont l’éternelle variable d’ajustement. Un vrai modèle que tous les patrons du monde devraient imposer à leurs salariés. Car les auteurs payent eux-mêmes leur retraite, leur sécurité sociale, n’ont pas de contrat de travail mais un contrat d’auteur rarement négociable, pas de droit au chômage. Que se passe-t-il s’ils tombent malades ? Je préfère ne pas y penser.

Mais, parfois, ils réussissent à tisser des liens avec un éditeur ou une éditrice qui leur fait confiance et qui lit leurs manuscrits avec attention. Bien sûr, rien n’est garanti, on le sait bien. Tous les manuscrits proposés ne seront pas retenus. Certains seront âprement retravaillés. C’est normal. Auteur et éditeur veulent le meilleur livre. Et le meilleur pour le livre. Le meilleur, c’est qu’il se vende, soit passionnément lu, et terrrriblement aimé.

Bon, tout à coup, la « ligne éditoriale » change.

Cette « ligne éditoriale », est-ce une chose dont on parle d’habitude ? Quels sont les usages?

On en parle éventuellement quand on se découvre. Quand un auteur et un éditeur se rencontrent pour la première fois. A L’Ecole des Loisirs, il m’a toujours semblé qu’il y avait plusieurs « courants ». Tant mieux. A mon sens, la variété est un signe de bonne santé et de vitalité. Je me méfie de la monoculture, comme en agriculture. Quand je suis entrée pour la première fois dans le bureau de Geneviève Brisac, éditrice à L’Ecole des Loisirs, elle m’a tendu des livres au lieu de me parler « ligne éditoriale ». Elle m’a dit : « Voilà ce que nous publions, voilà ce que nous aimons. Allez-y, écrivez. Je vous lirai avec attention. » Dans la pile, il y avait des livres très différents. Des livres qui avaient eu un succès public, un livre de contes contemporains, un polar, un livre de SF, des livres plus confidentiels et tout aussi merveilleux dont certains ont trouvé leur public plus tard. C’était varié et, justement pour cette raison, ce n’était pas écrasant. Je me suis sentie libre d’avancer, à ma manière.

Quand l’auteur et l’éditeur se connaissent, ils n’en parlent plus de cette fichue « ligne éditoriale »… Heureusement. On travaille ! On écrit ! Mais cela n’empêche pas que l’on dialogue, bien au contraire. Le bon éditeur n’hésite jamais à dire à son auteur, quand ça marche moyennement : Bouge-toi, va voir de ce côté-ci ou de ce côté-là. Et quand ça marche bien : Continue, va voir de ce côté-ci ou de ce côté-là ! Parfois, quand cet éditeur est sensé, fin et sensible, il ose dire à un auteur qui ne vend pas encore beaucoup de livres : Ça viendra… (va voir de ce côté-ci ou de ce côté-là…). Parce que cet éditeur, mais je ferais mieux de dire Geneviève Brisac, sait que l’écriture est un chemin et qu’un auteur se forme. Pourquoi serait-il le seul à ne pas évoluer dans son travail ? N’attend-on que des génies précoces qui feraient le « buzz » ? Ou des auteurs confirmés qui vendent sur leur seul nom ? Ou cherche-t-on sans relâche de nouveaux talents et est-on capable de les « renifler », de les trouver, de les accompagner ? Les auteurs seraient-ils les seuls à devoir travailler ? Non, les éditeurs aussi doivent faire leur travail. Cela n’empêchera jamais la merveilleuse surprise générée par le succès d’un premier livre.

Plutôt que de suivre sa « ligne éditoriale », un bon éditeur devrait la précéder. Et puis cette « ligne éditoriale », comme beaucoup de choses, est un mythe. Une « bonne ligne éditoriale », ce sont des livres qu’un éditeur estime bons. Pas seulement ou pas forcément ceux qui correspondent à son unique sensibilité. Il peut y avoir une différence entre les livres qu’un éditeur publie et les livres qu’il adore et qui le comblent en tant que lecteur. Évidemment, les deux se rejoignent parfois. Il me semble qu’un éditeur devrait être ouvert, curieux. La variété, encore une fois. Avec comme fil rouge, la qualité. Celle-ci aussi pouvant être d’ordre divers.

Bref, la véritable « ligne éditoriale », ce sont les auteurs publiés. Qu’elle change et ils doivent changer. C’est à dire opérer une métamorphose, se transformer en autre chose que ce qu’ils sont. Ou bien, vu la difficulté de la première option, ils doivent être remplacés par de « nouveaux » auteurs. Alors évidemment, aujourd’hui, toute une pléiade d’auteurs de L’Ecole des Loisirs se sent donc remise en question par le changement de cap opéré.

Les auteurs ont eu connaissance de ce bouleversement au coup par coup, individuellement. Livres déprogrammés, refus brutaux de manuscrits, manque de dialogue avec la direction éditoriale représentée par M. Hubschmid. Nous n’avions plus accès à notre éditrice historique, Geneviève Brisac. Alors, ce fut la navigation à vue. Égratignures, incompréhension, brutalité, déception, chagrin… C’était inévitable dans le silence.

Pour ne pas rester dans le flou, je raconterai dans le billet N°2, la teneur de l’échange que j’ai eu avec la direction éditoriale, ce qu’elle me raconte de l’envie d’en finir avec certaines sensibilités, certains thèmes, certaines écritures et sur les nouveaux contenus souhaités. Et comment cet échange de 11 minutes mit un terme à une relation vieille de 15 ans. Un record que les grands patrons devraient vouloir égaler.

Alice de Poncheville a publié une douzaine de livres pour les enfants et les adolescents à l’Ecole des Loisirs. Les derniers: Nous les enfants sauvages (Médium), Les Tokémones (Mouche). Elle pratique la menuiserie quand elle ne cherche pas d’autres idées absurdes pour gagner sa vie.